Le vaisseau immobile

J’ai quitté Rhodes après un bref arrêt au Pirée où je traîne encore sur les pontons  et un dernier “ gyro pita” j’arrive à l’aéroport d'Abu Dhabi.
J’attendais mon boss Jacques pour qui j’avais ramené Aquarius de Hong Kong, c’est un de ses voiliers après sa construction à Taiwan sur un chantier de Tamsui River où j’avais passé deux mois .
A sa place c’est un English qui vient, c’est “ l’operating director” de la boîte .
La boite c’est GMS soit Golf Marine Services qui exploite des plate -formes et des remorqueurs dans le golf Persique sur le champ pétrolier de la ZADCO. J’aime pas trop sa gueule au rouquin ni son style, le  type du rosbeef exilé qui pense qu’a ses BBQ et son thé de five O'clock. Pour lui c’est clair je suis un ptit branleur mais un ptit protégé donc il fait gaffe mais il me regardera toujours avec un oeil sournois (normal les rosbeefs sont comme cela) heureusement j’aurais rarement à faire à lui.
Vu que j’ai bien assuré sur le convoyage j’ai reçu le titre ronflant de Capitaine! 

Yes mec je suis capitaine en titre de la Naasshi 4302 une plat -forme Offshore à 60 miles des côtes.
C’est la plate-forme amirale de GMS .. construite à Singapour, elle est venue par la mer car elle est self propelled et elle monte sur ses 4 piliers, on dit que c’est une JackUp.



Bon c’est ce que j’ai lu sur la brochure et je sais pas trop encore ce que je vais y faire vu que j’y connais que dalle !! Je rigole car après plusieurs transats et autres traversées autour du monde, dont l'océan indien et la mer de Chine, j’ai toujours que le permis A pour moins de 5 miles des côtes. Permis que j’ai passé d’ailleurs sous le pont l’Alma!
Après un rapide trajet me voilà à la base ou je visite les locaux ..Les bureaux sont très modernes aux bord d’un bras de mer avec son petit port où sont amarrés des barges et des remorqueurs en attente ou en réparation.
Jacques est très fier de me montrer sa réussite dont en fait j’ai rien a foutre car mon objectif dans la vie est de naviguer au large et à la voile. Le fric, le pouvoir et tout le toutim j’en ai rien à foutre.
On va dire que je suis rapidement dans l’ambiance car comme hébergement je suis directement transféré dans mes luxueux appartements avec air conditionné ! C’est en fait une cabine merdique d’un remorqueur un peu pourri amarré sur un doc .
Le capitaine est un Thaï ! Captain Lee que je reverrais souvent sur la Naashi .. le mec est cool.. il me fait une visite sur le remorqueur dont j’ai oublié le nom et peuplé de 5 ou 6 Thaïs qui glandent en attendant un départ. De toute façon leur truc c’est la bouffe la seule activité et leur but principale dans la vie , en fait survivre.
Faut savoir un truc c’est qu’un capitaine de remorqueur tape dans les 500 dollars par mois sur un contrat de 11 mois embarqué, c’est à dire que le gus est 11 mois sur son rafiot sans revoir son pays et est,soit offshore, soit à quai à la base et donc en plein désert! Les femmes il en voit pas une, les seules femmes sont dans les bureaux.. dont Amy une jolie Thaïe mais secrétaire particulière pour le boos! tu vois ce que je veux dire.. !
Après trois papiers me voilà à bord et il commence à se faire tard je suis un peu en Jet Lag . Je bouffe une merde avec les Thaiîs et va me coucher, je tombe de sommeil vite fait malgré les odeurs de cuisine ,les bruits des générateurs et de les machins d’air conditionné. On est en juillet et dans le golf c’est 40 degrés et 100 % d’humidité, l’air com est une obsession dans ces pays de merde!
Attention , je suis pas sur “ Princess of the See” et je suis rapidement réveillé par des bruits bizarres, des grattements en fait .. je comprends vite que c'est des rats..j'espère que les Thais les bouffent pas…
Je me réveille tôt et vais boire un café pisseux à la cuisine ou y en a dans une machine en alu pourrave..Douche et je traverse la base pour rejoindre les bureaux.Tu fais 200 mètres à l’air libre et tu es trempé de sueur , assommé par la lourde pesanteur de la chaleur humide. Je dois faire une peu de paperasse et faire état des dépenses du convoyage et reprends tous les tickets que j’ai sérieusement gardés , et vu le parcours tout n’est pas en francs ou en dollar . Cela me fait chier mais à priori je suis scotché à la base car je peux pas partir offshore, il y a un problème d’autorisation mais j’ai pas plus d’explication.
Vu que le boss est reparti je sais pas où je n’ai plus plus que le rosbeef comme référent c’est à dire un gros con vu qu’il me laisse dans ma merde sans info sauf que je dois attendre je sais pas quoi..Après trois jours je suis envoyé dans un dispensaire pour faire des analyses médicales.. Je te dis pas l’ambiance à faire la queue pendant des heures pour une prise de sang avec une file d'attente bigarrée .. des Paki ( on dit cela pour les pakistanais) des Bengali ,des Thaïs etc ...je commence à me demander ce que je fou là.
Bon après quelques jours le rouquin viens me voir et me dit que je pars en douce car j’ai pas encore les autorisations.. mais bon …cela me soulage car je commençais vraiment à en avoir plein le fion de cette situation. Du coup on va me conduire offshore sur le bateau de plaisance du boss , c’est un vieux motorboat d’une quinzaine de mètres, le Nashim! On va partir à la tombée du soleil pour un transfert de nuit sur un supply boat en opération sur le champ Zadco … Je comprends plus les événements mais je me m’en branle un peu car je suis burné (enfin à cette époque) et j’ai l'esprit aventurier mais c’est un peu dingue et surtout relou!
On doit suivre un long chenal avant de rejoindre la haute mer..C’est captain Lee aux commandes .. j’ai le feeling avec lui et ce mec je le reverrais souvent il deviendra un vrai ami . Au loin il me montre deux immenses hangars dans les quels on peut apercevoir les deux yachts de l'Émir Cheikh machin truc et son fils. genre 80 et 60 mètres, c’est juste sur le bord de mer qui borde leur palais !..
On est vite en haute mer et c’est le soulagement, la brise est légère, l’air chaud le ciel étoilé je revis pour quelque heures !
Peu à peu les dernières lumières de la ville s’estompent...je retrouve ce que j’aime , la mer la nuit...puis je somnole bercé par la légère houle et les ronronnements des gros moteurs Perkins.
Je suis réveillé par du bordel, par les cris des hommes d'équipage qui s’activent aux manoeuvres...On est le long d’un “supply boat” et tout s’enchaine très vite . Je prends mon sac et hop je dois choper une échelle et le me retrouve à bord du supply . sur lequel je suis accueilli avec respect .. “ Hello captain welcome on board ..”
Au loin plein de lumière, je crois voir un long pétrolier .. non c’est ‘Central Complex’ ..;la plus longue installation pétrolière offshore du monde de plus de 400 mètres. En approchant je vois des immenses flammes qui s’échappent dans la nuit .. et en approchant c’est hyper impressionnant ces flammes et le bruit assourdissant de ce que je comprendrais plus tard êtres les turbines !
Tout s'enchaîne très vite.On me balance littéralement sur une passerelle en bas du complex seul, écrasé face à cette structure immense d’acier, de feux et bruit . Très vite le remorqueur disparaît dans la nuit . Putain je suis où !!
A quelques mètres au dessus de moi un type me hèle et me me fait signe de monter les marches d’acier qui nous séparent .Je ne comprends pas trop ce qu’il me dit tant le bruit s’est intensifié et son anglais est haché et au très fort accent asiatique. Manifestement c’est un sous fifre et je sens la distance hiérarchique qu’il respecte, je suis manifestement son boss. Je distingue vite d'énormes conduits qui éjectent de torrents de flotte dans la mer augmentant le tumulte du monstre .On grimpe bien dix bons mètres en hauteur pour arriver à une passerelle de cette cathédrale de fer. Après un petite marche dans ce décor hallucinant j’arrive au sas d’entré vers Naashi 4302 qui va être mon nouveau “royaumee comme Jacques m’avait promis, ce sera plutôt ma prison voire mon purgatoire.
Au passage je prends presque 20 degrés de moins car l’air com est carrément à fond etje comprendrais plus tard l'énorme importance de la température ambiante.
Là c’est le capitaine en poste qui m'accueille. Je comprends tout de suite que le mec est cool et bienveillant.
Bonne pioche car c’est un français, un breton pur beurre de surcroît ce qui est important pour moi, fils d’une vraie malouine intra muros et moi navigateur à la voile.
Le gars a une cinquantaine, une bonne gueule burinée par les vents,  la mer et sûrement aussi par les paquets de vin rouge.
On se présente vite fait, il m’attend depuis une grosse semaine avec impatience car il a fini sa vacation et a hâte de regagner le pays, j’ai appris plus tard qu’il avait jeté l'éponge
Ah oui on est en contrat local ce qui veut dire que les vacations sont du trois pour un… soit 3 trois mois embarqué puis 1 mois de relâche! je peux te dire que le confinement je connais...3 mois c’est très très long.mais j’y reviendrai plus tard.
Il est vêtu d’une combinaison de travail orange .. heureusement j’avais pas vu “ Orange is the new Black" sur l'univers carcéral…
On boit un coup vite fait (l'alcool est strictement interdit enfin bon j’en reparlerais ) dans le bureau du Barge Master (en fait nous) .Il me conduit à ma cabine qui cette fois est très vaste et luxueuse avec télé et cassette VHS, un must à cette époque .La nuit ça avait tourné un peu vite dans ma p'tite tête mais je m'effondre sur la couchette.
Il m’attend demain à 7h dans le bureau pour la visite et la présentation de la Plate-forme et de son équipage.
Un des centres de la barge est la salle des repas ..à bord il y a environ 300/ 400 mecs , aucune femme bien sûr.
C’est soit des membres de l’équipe que je vais faire semblant de diriger et les Guest qui bossent pour Zadco sur les travaux d'exploitation du champ pétrolier
On est en 1987 et il n’y a plus de forage ni d’exploration. Naashi 4302 est une accommodation plate-form soit un centre d'hébergement offshore avec des équipements pour hélico et remorqueurs..
Les gars chôment pas et un paquet sont déjà partis bosser.Départ 6h retour 6 h. pour certains qui partent en suply boat sur les wellhead : les tête de puits.
Une tête de puits c’est un machin en ferraille avec un minuscule endroit pour s’y tenir à 2 max et à 3 m de la flotte C’est en fait là où sont connectés les pipelines qui mènent au central ou est collecté le pétrole puis ensuite pré -traité.. Il y en a des centaines sur le champ.

Les mecs envoyés là bas pour l’entretien ont pas fait l’ENA ! 12 h /jour 7 sur 7 et 11 mois embarqué avec comme seul droit c’est de fermer leur gueule sinon c’est retour direct au pays ! Mais 150 dollars par mois c’est un trésor pour ces Pakistanais (on dit Paki) ou Bengali donc y en a pas un qui moufte…..une sorte d’esclavage moderne.. mais il bouffent bien et retournent au pays avec un bon pécule qui permet de faire vivre toute la famille .. trouver une femme et payer la mariage et même pour certains ouvrir un petit commerce.

Je me souviens d’un vieux Bengali qui lui s’y trouvait bien ou mieux que dans son pays de merde et était sur la Nasshi depuis plus de 5 ans sans retour !!
A l’arrivé les autorités prennent les passeports et au moindre écart de conduite .. direct en tôle.
On rigole pas la bas et j’avais lu dans le journal local qu'une femme avait été lapidée sur place publique car elle avait trompé son mari..Et si jamais tu te chopes une ‘Chaud de pisse “c’est direct en tôle !
Mon dernier passage à Dubaï y a 3 ans m’a bien fait comprendre que les choses ont très peu évoluées dans ces pays de merde…Dire qu’ils ont racheté le PSG !! fait chier ! j’y suis quand même né à la Clinique comme mon fils
Après tu montes dans la hiérarchie.. c’est très casté.. plus haut c’est les Thaïs ou Philippins qui sont soient techniciens .. soit le top “Captaine”...Ensuite les Frenchy ou English qui eux sont des tres bons technos d’exploitation bien  payés chers par Zadco ou Total en 1 pour 1 embarqué … mais c’est autre chose.
Je suis donc dans une nouvelle société si on peut dire, un microcosme,  avec la grosse chape qui couvre tout , l'ISLAM bien sûr et cela c’est pas rien…
Va falloir que je m'habitue à cela mais c’est dur moi qui viens du monde des voileux, des navigateurs au long cours et des fêtards quand on est à terre..
Dès le premier jour j’avais remarqué que le soir des mecs couraient en rond autour du central par 40 degrés et 100 d’humidité sous les torchères,j'avais pas trop pigé et pensais que les mecs étaient devenus barjos.
Une semaine après je courais aussi avec eux !