Le Bonheur des Dames

On atterrit à l'aéroport du Lamentin, il fait déjà nuit. A la descente d’avion on ressent une douce et agréable chaleur tropicale et malgré les relents de kérosène qui remontent du tarmac j’ai un sentiment agréable. J'aperçois un gendarme en uniforme avec képi et tout, sa vue me réconforte, je me dis vive la France, c’est bon ce sentiment de sécurité tout de même.
Il y avait d’autres routards dans le zinc et on chope la navette. Faut trouver de quoi pieuter et c’est pas les mêmes tarifs qu’en Amérique centrale ou du sud ou tu dors pour un ou deux dollars. 
Finalement on trouve un grande piole à 5 ou 6.
Je me réveille un peu speed !
 Uno  faut que je me démerde des lunettes, de deux faut se barrer de cette piaule très chère et en plus  les autres routards sont un peu chelous.
Fort de France c’est le coup de cœur en quelques minutes tout me séduit dans cette ville qui regorge de petites boutiques de couleur et d’odeurs de fruit et d'épice. Le paysage est magique avec ce ciel bleu éclatant et les gros nuages accrochés sur le pentes volcaniques de la Montagne pelée. Ah enfin le souffle des alizés du Nord Est que je ressens pour la première fois , en vrai, après toutes mes rêveries sur les récits des navigateurs de la Collection Arthaud .
Et puis le plus gros coup de coeur c’est la baie de Fort de France. Devant mes yeux émerveillés des dizaines voiliers au mouillag . J’en vois même des connus dont Kriter qui avait fait la première White Bread  et le “Grand Louis” de la famille Vaneck bien connue dans le monde de la course à la Trinité sur Mer.
Bon bouge toi , faut que je trouve un ophtalmo et un opticien .C’est vite réglé cette affaire mais avec un gros trou dans ma “trésorerie” mais je reprends tout de même les mêmes que celle John Lennon ! Je dis à l’opticien que je suis un peu sec .. et il me répond avec un humour  “Vous n’avez plus que vos yeux pour pleurer ( véridique ), si il savait le con.
A Fort de France il y a avait, à cette époque, un bar mythique l'Abris côtier”, juste devant la baie et avec un immense ponton en bois ou les voiliers s'amarrent le temps de charger de l'avitaillement, de faire de l’eau ou du Gas-oil.
C’est là aussi où toute la faune des Skippers et équipages, en particulier ceux du Charter, se retrouvent. L’ambiance est trop cool, j’adore.
Bien sûr il faut que je trouve un embarquement. Très vite je vois que cela va être simple.
Le barman me dit demande à “Jonjon il part bientôt car sa saison est finie.
Jonjon c’est Yves Joinville j’ai lu son bouquin chez Arthaud “Trois Océans pour nous Trois” ou il relate ses navigations aventurières dont un naufrage!.
Désormais c’est une figure du Charter sur son nouveau et splendide Ophélie un Ketch en Alu de 18 m dessiné par l'architecte à la mode Dominique Presle. Le bateau est magnifique..
Il est super cool et me dit “ je pars dans deux jours je cherche des équipiers c’est 150 balles avec le pinard compris"  ( je comprendrais quelques années après l’importance de ce détail pour lui) . J'hésite mais ça me fait chier de partir si vite..
Je savoure tranquille un jus de Tamarin et rencontre vite un mec cool avec les cheveux un peu longs très mince avec un  T- shirt marron délavé et à moitié déchiré.
On tape la discut, le feeling passe en quelques minutes. C’est Jean Yvon,il deviendra mon éternel ami , mon frère de mer à jamais.
Il est sur son bateau qu’il a construit lui même avec un pote. C’est un GALAPAGOS , oui madame , décidément, c’est un plan Caroff en acier à bouchains vifs de 13 mètres. C’est connu ( pas forcément en bien) dans le monde des constructeurs amateurs très actif de l'époque.
Ce bateau c’était le “Bonheur des Dames” il traîne aux Antilles et rentre vers la Bretagne où il a été construit . Ils ont plus une tune à bord. et si je participe à la bouffe c’est bon ..
J’ai mes lunettes et mon passeport  et en un quart d’heure je suis sur le “Bonheur”
A bord y a d’autres mecs super sympas dont Lionel que je reverrais souvent car il est de Chatou, c’est à côté de chez moi, et aussi un grand mec super balaise, un prof de Ski nautique mais il s’est fait viré du Club Med, un gros gros fêtard , tête brulée et spécialiste du BareFoot, le ski nautique pieds nus..

Le programme est simple, on traîne  encore sur les îles du nord  et ensuite retour en Bretagne  via les Bermudes et les Açores.

Le soir je m’en souviens comme hier,  je m'allonge à l'avant sur le pont dans le génois .. C’est peut être le moment ou j’ai vécu un sentiment de bonheur extrême et j’allais réaliser un rêve  :traverser l’Atlantique à la voile..
J’ai passé la nuit à regarder les étoiles….

Une grande amitié va se créer entre lui et moi  et durera jusque ces derniers jours  sur l'atoll de Tahaa ou il a vécu ses 25 dernières années.  Il vient de Brest et me raconte  son histoire .
Un jour on lui file un bouquin de chez Arthaud. C’est “La longue route" de Bernard Moitessier.
Il l’a lu sans s'arrêter d’un trait !!  Il me mime quand il avait finit la dernière page et quand il le ferma, se leva et se dit ok je sais ce que j’ai à faire. Il se lancera dans la construction du Bonheur ..
La “ Longue route” s’est aussi un mythe pour moi. Les mâts du Joshua , c'est le nom du bateau de Moitessier, sont des poteaux télégraphiques et quand je montais la côte de Versailles pour aller au Lycée je caressais souvent les poteaux télégraphiques en me disant que moi aussi un jour, peut être... j'avais 15 ans.
A l'époque mon Père avait acheté une Opel, elle tenait d’ailleurs pas trop la route et il avait lestée avec des barres d’antimoine qu’il avait récupérées à France Soir ( c’est avec cela que les machins d'imprimerie était fondus ) et le luxe, y avait une radio Blaupunkt et mon père en était fier .. deutch Kalité...j’ai vérifié c’est en 1969.
Bon un jour on se gare faire des courses à Saint germain et les parents descendent, je reste dans la caisse .Y avait Radio Monte Carlo qui passait une Interview de Moitessier après sa "Longue Route" où il avait continué après avoir été en tête de la première course autour du monde.
On lui pose la question pour comprendre pourquoi il a continué alors qu’il pouvait remonter au nord après avoir viré le Horn et arriver largement en vainqueur …
Il avait une voix grave avec un accent un peu suisse et à répondu…
Imaginez que vous êtes un explorateur à la recherche d’un Trésor dans une immense Jungle sauvage , vous le trouvez enfin dans un temple magnifique ..mais en plus du trésor il y a une carte et un secret qui vous révèle que plus loin il existe encore un trésor bien plus gros encore plus précieux...alors vous faites quoi …? 
Cela m’avait prolongé dans une longue interrogation .. moi je n’ai toujours pas la réponse .
La première escale fut l'île de la Dominique , qui reste mon île préférée de Caraïbes, puis les Saintes et la Guadeloupe.
En Gwada on a mouillé dans la grande anse de Deshaie au nord de l'île .. On avait été en stop à Point à pitre avec Jean Yvon et au retour on avait été pris par un Corbillard ,y avait pas de cadavre mais bon c'était curieux , on se fendait la gueule et le chauffeur se marrait aussi  on disant des trucs incompréhensibles en créole. C'était Cool.
Mais j’ai commencé à me sentir moins en forme un peu puis très fiévreux juste qu'à avoir des délires et une fièvre pas possible cloîtré dans ma couchette d'où j'avais du mal à me lever, les autres ne s'inquiétaient pas trop.
Mes parent avait pris des vacances et étaient à la Marina Pointe du Bout à Fort de France..
Fallait réagir et que je vois un médecin en urgence , j’ai réussi à m’extraire du bateau à prendre un bus pour l'aéroport .
J'étais content de les retrouver et déjà un peu mieux mais continuais à délirer la nuit, j’ai vu un Médecin, j’avais chopé la Dingue c'est une fièvre tropicale dû à des piqûres de moustique.
J’ai vite récupéré et on a passé une petite semaine ensemble à visiter et prendre du bon temps restos etc etc ..c'était bien ces vacances en famille.
J’ai repris un avion pour île d’Antigua car je savais que le “Bonheur des Dames” et son équipage de choc étaient montés là bas pour les grandes régates de fin de saison en Mai ..
De tous le événements et régates aux quelles j’ai pu participer, la semaine d’Antigua est loin loin ma préférée  même devant la semaine de Porto Cervo , la marina de Sardaigne créée par l’Aga Khan et les Voiles de St Tropez ex “Nioulargue, qui regroupent pourtant les plus beaux voiliers du monde.
Le port d’antigua c’est English Harbour le fief des rosbeef aux îles Caraïbes.
Des centaines de voiliers se réunissent pour fêter la fin de saison pour régater autour cette île très sèche contrairement à la Dominique ou la Martinique.
L'ambiance est de ouf , c’est aussi la fête dans les pubs et house clubs en bois blancs et au gazon verdoyant .. so British.
Le” Bonheur des dames “‘ c’est pas un bateau de course c’est loin le cas.
Le milieu de la voile à l'époque est très cool et il n’y a avait encore cette fracture entre les amateurs et les pros..
Je trouve vite une place d'équiper sur un joli bateau en acajou vernis. Le skipper est un jeune gars et veut en découdre et c'était sportif , on rasait les bancs de coraux à ras de la côte pour profiter des adonnantes dans l'Alizé qui soufflait fort ..
Ce bateau était au mouillage et j’y allais chaque matin à la nage en crawlant vêtu en tout et pour tout de mon fameux slip orange  que j’avais  lors du naufrage au Galapagos ..J’avais la pêche et la forme était vite revenue sûrement aussi grâce à la cure bouffe, rosé et Rhum avec les parents.
Le spectacle était magnifique .Un bateau me fascinait plus que tous les autres c'était “Desperados” un des premiers “ ULDB” ce qui veut dire Ultra Light Displacement Boat “ un sloop de 20 m hyper plat et léger qui surfait sur la moindre vague .C'était des pros à bord , dingue il faisait des pointes à plus 20 noeuds ,c’est rien en 2020 quand on voit les foilers IMOCA du prochain Vendée Globe , mais à l'époque on avait jamais vu ce genre truc.
Je ne connaissais pas l’architecte révolutionnaire de ce missile signé Jean Marie Tanton
Plusieurs après années après en 86  j'étais à Taiwan pour l’Aquarius avec Gégé et un soir on buvait des bières dans un Pub à Taipei. Un Mec en costard noir chemise blanche et cravate s’approche de nous. Il nous salue et vient nous parler ( je me disais il nous veut quoi ce mec ?). Il venait nous saluer et vu notre Look c'était clair ..pour lui on était là pour convoyer un bateau .. 
Il nous dit être architecte , je lui demande son nom .. Bingo c'était JM Tanton himself , on a vidé des bières jusqu'à pas d’heure en parlant Voile et architecture . Ce gars connaissait Taiwan comme sa poche et tous les chantiers de l'Île, un visionnaire des fibres qui venaient d'être inventées .. Carbone Kevlar .. ect ..

Le retour approche ? une dernière escale à St Barth encore un peu sauvage à l'époque mais depuis c’est devenu le paradis des Milliardaires ?la femme de Johnny y est en confinement .. y a pire, l'île est magnifique
J’y suis retourné plusieurs fois dont une surtout  pour faire la saison de charter  pour YCMF  le yacht Club Médical de France , je skippais “Tonus” puis “ Virus” un first 456, un nom prédestiné à l’heure actuelle. On avait reçu Soubiran le fils du fameux Docteur des hommes en blanc.


On est monté au Nord pour faire escale aux Îles Bermudes et on a traversé le fameux Triangle. J’avais flippé une nuit seul à la barre, y avait pas un pète de vent mais la mer était glauque et je me rappelais un film d'horreur “ le triangle du Diable” et j’ai cru que le Diable allait surgir. Ensuite le temps s'était gâté, plus de visi ni soleil et des trombes d’eau sur la gueule. Faut savoir que l’approche des Bermudes est très dangereuse et que le GPS était pas encore inventé.
Jean Yvon faisait la Nav au sextant et on le sentait tendu, plongé dans les calculs avec les tables Ho 249, la règle Cras et le compas à pointe sèche.Soudain entre deux gros grains le soleil apparut et l’on a vu les Bermudes à quelques milles .. Pile poil ouf … j’ai été admiratif…
J’ai la prétention d’avoir été ensuite un bon navigateur.. c’est d'ailleurs à cela que je dois mes premiers gros embarquements mais Jean Yvon est resté éternellement mon maître en la matière ,ma référence.
Quand je vois désormais les systèmes GPS hyper sophistiqués, les cartes électroniques et tout le bordel… ça me fait bien rigolé ,.quand je pense au nombre de droites de hauteur et de méridiennes que j’ai faits, calé tant bien que mal au mât avec le Freiberger à la main et montre Casio au poignet pour le top à la seconde près , ok je suis un vieux con .. mais enfin quand même..
Ensuite c’est le gros morceau car on doit atteindre les Açores soit bien 18 jours de mer . C’est le pied quand tu rentres à la voile en tirant des bord dans le port mythique d’Horta .. oui à la voile car le bourrin était mort depuis belle lurette.
C’est plein de Voilier de toute sorte qui rentrent .. et chez Peter le bar du coin on se se retrouve tous chaque soir à boire du Vino Verde et manger des calamars à la portugaise. La tradition est de peindre une fresque sur la digue.
A droite c'est moi

En 1978 la pêche à la Baleine était encore libre .. et c'était à l'ancienne donc à la rame et au harpon .. “.Baleia baleia !!” , crie la vigie quand elle voit au large le souffle puissant de ces magnifiques cétacés ..Tous les mecs du coin laissent leur travaux au champs et rappliquent fissa et c’est parti dans des grosses barques en bois .et à la rame.
C’est pas de la rigolade . je te dis un vrai Moby Dik en real life.
Ensuite on les traîne en face à Pico une île Volcanique dont le sommet culmine à 1800 m.. un point de repère quand tu arrives et tu le vois de loin ,c’est étudié par le dieu des Marins “... ..Il y a une usine pour l’huile et plein d'artisanat sur les dents d’ivoire..Comme dit l’autre “si t’as pas été aux Açores avant 50 ans .. t’as raté ta life de navigateur”….j’y suis retourné deux fois .
Le dernier coup on a atterri à Florès,  une petite île , dans des conditions limites
On avait mis plus de 25 jours à cause des calmes plats abominables dans la mer des sargasses, on avait plus de Gazole et manque de bol le réservoir de flotte avait une fuite .. du coup ½ d’eau par jour par personne, bouffe comprise, sur la dernière semaine. Le seul truc que l’on avait en rab c'était du Rhum car on en avait ramené plein de caisse pour PAPY le proprio qui était le créateur des chemises Souleiado et j’ai eu un belle chemise camarguaise en prime, royal….Je ai mis 2 ou 3 fois mais ça faisait un peu le Look “Fan de Johnny” et c’est pas mon truc ..
On a filé direct au restau du port à 11h du mat pour en ressortir vers 18h . Je te dis pas le nombre de bouteille de Vino Verde” alignées vides sur la table en fin de repas. et on avait bouffer 3 tonnes de cigales de mer,l a spécialité du coin. C'était de la Marque “El Gato” dont les bouteilles ont un forme plate comme celle de Rhum dans le “Trésor de Rackham le rouge”. On en trouve chez Franprix et des fois je m’en vide une et ça fait un ptit Kiff de souvenir , c’est clair qu'à la fin du confinement j’irais m’en siffler une en bonne compagnie …
Ensuite le “Bonheur” a le mis le Cap sur l’Ile Tudy”.On s’est pris un putain coup de vent à 5 jours de l’arrivé et du sévère avec des vagues monstrueuses . C'était limite car en plus le bateau était pas super safe. Les quarts de nuit fallait bien te ligoter pendant que les autres essayaient de dormir à l'intérieur, porte du cockpit barricadée comme à la guerre
Bien sûr on était trempés jusqu’aux os car question ciré on avait tous des vieilles merdes jaunes raccommodés à la colle sécotine. A l’intérieur du bateau c’était le souk,  des trucs valdinguaient et l’eau pissait de partout, la table à carte était inondée et Jean Yvon était obligé de se caler dans une couchette avant vaguement sèche pour faire ses calculs de point si une pale trace de soleil faisait une apparition entre les nuages. Seul truc de positif c'était que les cafards que l’on traînait depuis les tropiques était tous crevés et c’est pas standing quand au ptit dej y en a un mort qui sort de la boite de lait concentré Nestlé..
Bref on a pris cher pendant plus de 3 jours .



En fin c’est passé et à mon réveil je sens les mouvement du bateau lents et doux, le vent est tombé et il ne restait qu’une grosse houle à la surface lisse.J’avais rien bouffé de chaud depuis un bail….

Il restait encore un peu de bouffe et plus que 2 jours de mer, je me suis lâché avec deux beaux œufs au plat avec une tranche de lard. Je les regardais cuire sur le réchaud à cardan avant de les déposer avec amour sur une assiette calée sur la table du carré..miam miam avec un soupçon de Ketchup. Je me préparais pour le festin de l’année, récompense suprême des 3 jours et 3 nuits de tempête. Une vague résiduelle un peu sèche secoua dur le bateau et l’assiette valsa direct pour s’écraser sur le plancher dégueulasse du carré.J’en aurais chialé, c’est le chien « Le chien » (on le voit sur la photo) qui lapa le jaune et se tapa la tranche de lard, ceci dit cela ne lui porta pas bonheur car il s’est fait écrasé dans une de rue quelques jours après notre retour, il avait jamais vu beaucoup de bagnole dans sa vie .
A chaque fois que je me fais des œufs au plat c’est toujours une vraie cérémonie et quelque part j’ai l’impression de luxe et de confort et en ressent une profonde satisfaction.
Un dernier bord de près, une dernière manœuvre .. l’ancre est jetée ..
On se mouille encore les pieds dans le Zodiac que l’on réussit tant bien que mal à gonfler.
C’est la terre ferme mais on ressent encore tous un peu le roulis ..
Direction le premier bar pour s’en jeter un , on est tous contents d'être arrivé.
Jean Yvon avait un pote qui était interne de garde dans un hosto du coin ..C'était un bon gros barbu rigolard , on a passé la nuit là bas avec ambiance salle de garde. C’est clair c'était pas le genre à sucer de la glace et bouffer du riz complet et j’ai dormi avec 30 degrés de gîte …!!!